Il est super tard - environ 18h30 - on est crevé de nos nuits entrecoupées, des journées à rallonge. Dans le frigo, une vieille tomate ramollasse regarde dans le blanc de l'oeil un brin de persil défrisé. On ouvre le frigo, on referme le frigo. On l'ouvre, on le referme. Une petite goulée de Guiluxe pour se donner du courage... Nan... Pas d'inspiration ce soir. On n'a qu'à se faire livrer des pizzas tiens, c'est pas diététique mais ça remplit son homme.
- Allô bonjour, c'est pour une livraison. On voudrait une pizza au thon et une pepperoni.
- Y'a pas de problème, on va vous appeler quand c'est prêt.
- Ca va prendre combien de temps ?
- Vingt minutes.
Bien évidemment, une heure plus tard on est toujours sans nouvelle. L'estomac qui gargouille, on compose à nouveau le numéro.
- J'ai appelé tout à l'heure pour commander des pizzas.
- Mmmh. Minute. [FATOU ! FATOUUU ! PIZZA TANA MOU FEYEN !] Monsieur allô ? Quelle pizza vous avez demandé ?
- Une thon et une pepperoni.
- Mmmmh... Les deux là, ça manque.
Inspirer profondément avant de reprendre le dialogue
- Vous avez quoi d'autre comme pizza ?
- Non là, les pizzas c'est fini.
- Vous avez des burgers ? (Ndlr : Vous savez, les fameux burger chou-mayo)
- Attendez, je vais demander. [FATOU ! BOURGER I KENA DENEMBAYA GO ?] Monsieur allô ? Oui, burger y'en a.
- Ok, alors je vous explique où j'habite, c'est juste à côté du restaurant. Quand vous êtes sur la corniche, vous dépassez la mosquée c'est l'immeuble rouge à pois bleu, avec un toit jaune.
- Y'a pas de problème. Une fois arrivé là-bas, le chauffeur va vous appeler.
Bien évidemment, une heure plus tard, le fameux chauffeur ne nous a pas appelés. Au téléphone, la dame interpelle à nouveau Fatou [FATOU ! TONGO SOULI BOURGER ?] qui confirme qu'il est parti depuis plus d'une demi-heure.
- Trente minutes ? Mais c'est pas possible, j'habite juste à côté !
- Ah d'accord, je vais l'appeler.
- Non laissez tomber, j'annule la commande. J'irai plus vite à me faire des spaghetti au ketchup.
- Allô le restaurant l'Azurée ?
- Ah non mon frère, j'ai revendu le restaurant depuiiiis ! Je vais te donner le nouveau numéro.
Petite parenthèse spéciale novices :
Hé oui, il n'y a que des numéros de téléphone mobile personnels à Conakry.
Tu appelles un directeur d'entreprise, et au son des poules qui caquettent autour de lui,
tu subodores qu'il n'est pas exactement au bureau.
Une autre fois, tu appelles un technicien de chez Orange,
et il te répond tout simplement qu'il est en train de se laver les pieds.
Fermeture de la parenthèse.
- Allô, le restaurant l'Azurée ? C'est pour une livraison. On voudrait une assiette de cinq pièces de sambousiks au fromage et deux manaïches au zaatar.
- Quand c'est prêt on va vous appeler.
Trente minutes après avoir raccroché, une chose incroyable se produit : l'Azurée nous rappelle. Sur l'instant, ça nous donne le sourire et on se remet à croire en l'humanité. Enfin, les ventres vides seront bientôt rassasiés. C'est du moins ce qu'on imagine car rapidement, on se rend compte que l'une de ces deux options va nous être susurrée à l'oreille :
Option n°1 : "Euh... bon. Le livreur a eu un décès, il n'est pas venu d'abord".
Option n°2 : "Votre commande là, c'est fini. On n'a plus les sambousiks et on n'a plus les manaïches aussi".
L'estomac qui glougloute, on ne sait même pas pourquoi on tente d'en savoir un peu plus.
- Alors vous avez quoi ?
- Oh vous savez, moi je suis à la réception...
- Allez demander s'il y a les keftas.
- D'accord.
[Taraudé par le doute, le réceptionniste reprend la ligne avec cette question cruciale "Vous avez dit kefta ou kafta ?"]
- Bon, les keftas c'est fini aussi.
- Des sambousiks viande ?
- Y'en a mais c'est pas assez pour une assiette, ça reste seulement un.
- Des burgers ?
- Oui y'en a mais on n'a pas le pain. On va commissionner le petit qui va aller au four.
C'est dingue, il a réponse à tout, quoiqu'on demande, ça manque.
Une casserole, des spaghetti, du ketchup - après tout, j'ai tout ce qu'il faut à la maison.
Évidemment, on a tout essayé, car la flemme du soir est revenue maintes fois toquer à la porte. On a bien fini par recevoir quelques commandes : des pizzas renversées dans leur emballage, des salades cuites par leur vinaigrette, des keftas carbonisées et quelques bonnes surprises à marquer d'une croix. Le tout parfois transporté dans un foré sac qui dégouline de jus (lorsque ce n'est pas un riz au gras versé en vrac directement dans ce même foré sac) dans des cartons déchiquetés pouvant tout aussi bien servir de réceptacle aux détritus - en un mot, de poubelle. On a attendu des livreurs perdus à deux pas de chez nous, on les a guidés par téléphone et ils se sont retrouvés à des kilomètres. On a tout fait, tout tenté, jusqu'à abandonner définitivement l'idée de se faire livrer.
Patron, il faut me aider pour le transport.
C'est devenu un sujet tabou. Son évocation est forcément annonciatrice de clash.
- Je sais pas quoi faire à manger ce soir...
- On n'a qu'à se faire livrer !
- Quoi ? Mais comment tu oses dire un truc pareil ?!
Et puis il s'est passé un truc incroyable. On a retenté le coup ailleurs.
Le menu promettait une livraison en trente minutes. Ponctualité, propreté, emballages soignés, glacière isotherme : waouh. Le plus incroyable, c'est que tout ce qui est mentionné sur le menu est effectivement disponible. On dirait bien que c'est LA bonne adresse où commander mes spaghetti au ketchup.